France culture Ce qui nous arrive sur la toile de Xavier de La Porte
Je voudrais profiter de la présence d’une
géographe ce matin pour lancer à la cantonade une question qui
m’intrigue : pourquoi Internet aime-t-il autant les cartes ? Cette
question part d’un constat parfaitement empirique (mais d’une vérité
implacable) : la prolifération des cartes dans les réseaux. Sur
Internet, vous trouvez des cartes de toutes sortes, des cartes de tout.
Au point que le magazine américain Wired – si
important depuis le milieu des années 90’s dans la formalisation et la
diffusion des cultures numériques - a ouvert sur son site en septembre
2013 un blog « Map Lab » : une espace où l’on montre des cartes, où l’on
parle de carte et de cartographie. Par exemple, l’avant-dernier post de
ce blog, consiste en un passage en revue des plus belles cartes de
2013, et il faut avouer que c’est très beau. Et un premier élément de
réponse à ma question initiale. Parce qu’on trouve là des cartes qu’on
ne pouvait pas voir avant. Telle une sublime cartes des vents, en temps
réel (et ça, les amis, je vous mets au défi de ne pas y passer au moins
une heure à la contemplation de ce globe où se tracent des petits lignes
fluorescentes représentant les vents du monde). Internet aime les
cartes parce qu’Internet permet de produire des cartes nouvelles.
Mais
il y a un autre raison, c’est la possibilité que donnent Internet et
l’informatique à presque tout le monde de fabriquer des cartes. Dans ces
tentatives, certaines feraient sans doute bondir les cartographes
sérieux. Mais d’autres sont au contraire très intéressantes. Ainsi du
magnifique projet OpenStreetMap qui depuis 2004, cartographie le monde
entier, mais de manière libre et bénévole. Dans le monde entier, des
volontaires récupèrent des données libres ou produisent des données par
GPS (Gaël Musquet, un des acteurs d’OpenStreetMap en France, est
guadeloupéen, et depuis des années, pendant ses vacances, il
cartographie la Guadeloupe scrupuleusement, les chemins, les arbres, les
emplacements des bancs etc.) C’est aussi une cartographie d’usage :
OpenStreetMap produit des cartes thématiques très précises (pour les
vélos, pour les gens en fauteuil roulant) et lors du tremblement de
terre à Haïti en 2010, les ONG ne disposant d’aucune bonne carte, ont
fait appel à des volontaires d’OpenStreetMap pour cartographier vite les
lieux et de déterminer les lieux où on peut établir des camps ou des
voies d’accès. Et chose étrange, une des très belles cartes de l’année,
c’est une carte d’OpenStreetMap, une carte que le projet a publié dans
son rapport annuel, une carte des mises à mises à jour de ses cartes,
qui met en valeur les lieux dont les données sont les plus récentes. Une
méta carte en quelque sorte où l’on voit en creux le travail de tous
ces gens dans le monde qui participent à l’élaboration de ces cartes.
On
voit bien les raisons qu’Internet a d’aimer des cartes. Non seulement
le vieil art de la cartographie permet de représenter les données
produites par Internet, mais Internet offre les moyens techniques – par
la contribution, par le temps réel – de renouveler la cartographie.
D’accord,
mais je me demande si ce qui lie Internet et les cartes n’est pas plus
profond, ne va pas au-delà des possibilités offertes par la technique….
Une hypothèse, si Internet aime autant les cartes et produit autant de
cartes, c’est à cause de la difficulté qu’on a aujourd’hui à se
représenter Internet et à figurer Internet. Pendant longtemps, on a
associé Internet à un lieu, un espace, on parlait de « Terra
Incognita », de « cyberespace », de « nouveau continent » à conquérir,
on réactivait les vieilles images de la frontière, du Far West. Ca
n’était pas tout à fait juste, mais ça fonctionnait. Mais vous avez
remarqué qu’on n’utilise plus tellement ces analogies aujourd’hui, elles
ne correspondent plus à l’expérience qu’on l’a des réseaux. Certes, on
cartographie les réseaux de relations, la viralité de certains contenus,
ou même les câbles qui font l’Internet. Mais Internet en lui-même ? Eh
bien on a renoncé. Trop de couches, de trop de mouvements, trop de
données, trop d’incorporation. Internet ne peut plus être un espace,
alors il devient ce qui accueille l’espace, l’espace et ses
représentations. Je ne sais pas si l’on cherche à compenser ou à expier
mais à mesure qu’on cartographie à tout va, on passe de plus en plus de
temps avec un truc qui n’a ni forme ni représentation.
Liens complémentaires + le " piéton numérique"
RépondreSupprimerCarte des menhirs à Carnac sur le site OpenStreetMap :
http://map.f4-group.com/#lat=47.5926082&lon=-3.0816077&zoom=18&camera.theta=63.352&camera.phi=-38.751&mapPickingDisabled=true
Le site d'OpenStreetMap : http://openstreetmap.fr
Carte corporelle des émotions avec la carte de la honte qui ressemble à Spiderman : http://sante.lefigaro.fr/actualite/2014/01/06/21819-premiere-carte-corporelle-emotions
Une autre explication à la prolifération des cartes sur Internet. Le philosophe Thierry Paquot parle d'un "piéton numérique" qui n'éprouve plus par lui-même l'espace qui l'entoure. Plus la ville devient irréelle, plus nous avons besoin de recourir à des cartographies qui nous donnent l'illusion d'agir sur l'espace :
" Les corps vont-ils muter sous l'influence des nouvelles technologies de l'information et des télécommunications ? Déjà, comme nous l'avons remarqué, le corps du téléphoneur "s'absentéise" de la rue, du dehors, le temps de la communication. Le corps est ailleurs, indisponible, et pourtant là. Mais il s'agit d'un corps vide, en quelque sorte, non réactif à l'évènement qui va surgir. Le revêtement des trottoirs protègera peut-être bientôt de nombreuses puces qui permettront au téléphoneur de questionner, là où il se trouve, un opérateur sur l'itinéraire le plus direct pour se rendre à telle ou telle destination. S'afficheront sur l'écran de son téléphone portable un plan de la ville et des images d'immeubles, ceux-là mêmes qui lui font face. En lieu réel et en temps réel, via le trottoir et la technologie satellitaire, le piéton pourra obtenir d'innombrables renseignements. Des informations pratiques, des références historiques, des explications architecturales, sur tel quartier, telle rue, tel édifice, seront virtuellement mises à la disposition du piéton connecté. Cette rue à la technologie sophistiquée est déjà en voie d'expérimentation au Japon et à San Francisco. Le touriste approuve ce genre d'initiative qui émane des principaux opérateurs de téléphonie. Certains vous offrent d'ores et déjà une cartographie très précise, d'autres des données sur des boutiques ou les services de proximité de votre parcours. Une certaine irréalité s'emparera vraisemblablement de l'esprit et du corps de ce piéton numérique, qui appréhendera d'abord sur l'écran de son cellulaire son immédiat environnement ..."
Thierry Paquot, Des corps urbains, Editions Autrement, pp 33.34, Paris, 2006
Laure Weil