dimanche 23 février 2014

Espaces géographiques et mentaux dans la littérature et le cinéma (1)




L’espace géographique intéresse souvent les artistes, qui l’investissent pour y entrelacer lieux physiques et mentaux. Ainsi, la cartographie d’un lieu purement mental est souvent superposée à celle d’un espace matériel (in)défini.

I.                   Le lieu de cinéma : réel et chimérique dans la vision du réalisateur.
1)      Transcender l’espace réel
 



 


à gauche : Le Locataire (1976)
à droite : Le « Dakota Building », Rosemary’s Baby (1968)
 



Peu nombreux sont les réalisateurs qui aiment à livrer une vision personnelle d’un lieu connu, en fuyant à tout prix le pittoresque et les stéréotypes touristiques. Peut-être l’exilé est-il le mieux placé pour transcender la réalité d’un lieu qui lui est moins familier, et en faire un espace chimérique voire hybride ? Roman Polanski, s’il est né à Paris, a vécu la plus grande partie de sa jeunesse en Pologne. De retour en Europe, après être passé par l’école de Lodz et avoir tourné son premier succès dans son pays natal, il emporte dans ses valises une bonne dose de grotesque, de tragique et de mélancolie slaves, ainsi qu’une part importante d’absurde contemporain (fortement influencé par la lecture de Beckett). Marqué à vie par l’enfermement, il est le cinéaste par excellence de la claustration. Dans le Locataire (1976), son premier film français, il fait de Paris un lieu trouble, incertain, où l’angoisse latente explose dans des sommets de paranoïa et de grotesque. La ville lumière, sale, triste et morne, se transforme, sous sa caméra, en prison de l’esprit et du corps, où le danger est tapi à chaque coin de rue, sous chaque porche d’immeuble.


















 Frantic (1987)
   

Dix ans après, il revient à Paris où il tourne Frantic, un thriller exaltant, où sous une surface à première vue conventionnelle, surgissent peu à peu ses obsessions de toujours. Il a ici une nouvelle fois recours au point de vue unique  d’un étranger (un chirurgien américain) de retour à Paris avec sa femme. La capitale prend ici l’aspect d’une sinueuse course poursuite, jeu de piste mental où les indices sont égrenés dans les rues. On sent une appréhension presque phobique de l’Autre dans cette vision très angoissante, mais c’est surtout l’insolite qui domine dans cet opus. Paris n’est plus elle-même, en quelque sorte, et finit par perdre son identité : la vision de la Tour Eiffel à l’horizon, ne suffit pas à faire oublier celles d’un camion-poubelle (à deux reprises), d’un cadavre abandonné, de la réplique de la statue de la Liberté (qui fait alors de Paris une sorte de  New-York  kafkaïen). Il y a surtout cette scène marquante où Harrison Ford et Emmanuelle Seigner sont en équilibre instable sur un toit. Roman Polanski se moque des lois de la physique, et s’amuse dans ces deux films à déstructurer l’espace pour faire de la ville un piège imperceptible tendu à ses personnages comme au spectateur.
 




                                                                                                                        







Nostalghia, (1983)
 


Autre cinéaste slave, exilé à la fin de sa carrière, Andreï Tarkovski met en scène dans son avant-dernier film (Nostalghia, 1983) un pays hybride, à mi-chemin entre l’Italie et sa Russie natale pour exprimer le désarroi et la perte de repères de son personnage principal (un poète russe), mélancolique et déraciné. À travers la figure de la femme inaccessible et muse stérile (Domiziana Giordano), il personnifie l’irréalité d’une Italie idéalisée qui ne peut être que source de désillusions car trop éloignée de la spiritualité escomptée (dans la contemplation des œuvres d’art de la renaissance désormais oubliées, les charmes de la conversation qui n’affleurent jamais). Cette dernière est sans cesse mise en tension avec le visage triste de la femme aimée (métaphore de la terre natale et nourricière), reléguée à un passé lointain (tant géographiquement que mentalement).










La femme de l’aviateur (1981)
 
Malicieux démiurge, Éric Rohmer a placé au centre de nombre de ses films les amours parisiennes : fuyantes, furtives et haletantes. Dans le premier opus de la série « Comédies et proverbes » (6 films au total), intitulé La femme de l’aviateur (1981) il fait de Paris la toile cruelle dans laquelle son (anti)héros va se prendre. Il filme en effet le parcours sinueux de la raison humaine à la recherche de la vérité, en parallèle à la marche sans but de son personnage dans la capitale - tour à tour victime et provocateur du hasard. Pendant une longue séquence, le parc des Buttes Chaumont se fait même l’espace ludique d’une enquête presque policière, où une jeune fille rencontrée plus tôt dans le bus le fait définitivement s’égarer dans des spéculations infondées, uniquement nourries par des fantasmes amoureux. Rohmer fait à la fois voler en éclats son réalisme et les chimères de ses personnages jusqu’à un final où il rappelle que chaque individu est avant tout, dans le macrocosme parisien, la brique d’un mur de solitudes.

Références:
-Frantic de Roman Polanski : un DVD/blu-ray Warner Home Entertainment
-Le Locataire (The Tenant) de Roman Polanski : un DVD Paramount Pictures
-Rosemary's Baby de Roman Polanski : un DVD/blu-ray Paramount Pictures
(à voir également pour la vision sombre, romantique et nostalgique du Paris des années 80 : Lunes de Fiel (Bitter Moon) de Roman Polanski édité en DVD par Studiocanal)
-Nostalghia de Tarkovski : un DVD FSF/Potemkine
-La femme de l'aviateur d'Eric Rohmer : un DVD Opening (2003) ou Potemkine (2013)

1 commentaire:


  1. Bonjour Maël,

    Bravo pour cette première contribution qui j'espère donnera aux autres élèves l'envie de se lancer. La réinvention d'un lieu par le cinéma est un bon exemple pour comprendre comment la ville se métamorphose selon l'état d'âme de ses personnages. A l'instar de Frantic, imaginer que Blois puisse devenir le cadre d'un thriller kafkaïen, laisse songeur. Quels lieux ? Quelle carte pour restituer cette plongée dans la ville de Blois devenue inquiétante ? A l'opposé, le film de Rohmer - La femme de l'aviateur- inspire toute autre chose. Cela m'évoque les filatures de l'artiste Sophie Calle. En 1981 à Paris, à la demande de l'artiste, la mère de Sophie Calle se rend dans une agence de détectives pour qu'on prenne sa fille en filature. L'enquête, restituée sous forme de photos et de compte-rendus écrits, sera exposée par l'artiste. Cette œuvre est un portrait de l'artiste mené comme une enquête policière et réalisé par un exécutant extérieur. La vie de l'artiste se substitue à la fabrication de l’œuvre.
    A l'instar du film de Rohmer et de cette œuvre de Sophie Calle, que serait une carte qui restituerait une expérience d'un parcours dans Blois guidé par l'imprévu et le hasard ?

    Madame Weil

    Lien sur la Galerie Emmanuel Perrotin pour une nouvelle filature de Sophie Calle en 2001 : https://www.perrotin.com/Sophie_Calle-works-oeuvres-12382-1.html

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